07 Ardèche

Portail de l'Ardèche

Nous entrons dans la région la plus tourmentée des Cévennes. Ici, la montagne sur ses crêtes chauves et dans ses flancs déchirés, ne témoigne pas seulement de la guerre éternelle que lui fait la nature, elle laisse aussi voir à nu et toute vive encore, la trace des commotions volcaniques qui l'ont à la fois enfantée, bouleversée, ruinée.

Le pays d'Ardèche, que l'on rencontre en montant par Aubenas, offre le roc d'abord, rien que le roc, les schistes tranchants. Rien de plus aride, de plus âpre. Mais déjà vous sentez la lutte de l'homme, son travail opiniâtre, prodigieux contre la nature. Entre le roc et le roc, le schiste et le schiste, une toute petite vigne s'accroche, deux ou trois brins de seigle dressent leur maigre épi. A côté, le puissant châtaignier, sobre et courageux végétal, enserrant le caillou même de ses racines, se fait sans secours, sa terre à la longue, par le résidu de son feuillage.

Cette portion de l'Ardèche que la nature a faite affreuse, l'homme l'a empreinte d'un charme moral. Partout, à côté de lapiaz hideux, vous trouvez la grâce et la consolation d'un petit coin de verdure.

Ce n'est pas seulement le châtaignier qui semble se passer de la terre, vivre d'air et de caillou ; le mûrier vertueux s'établit partout près de lui, et se nourrit aussi d'indigence, de poussière basaltique.

La soie est la manne du pauvre pays ; avec la soie, il a de l'argent, quelques moutons dont l'engrais mêlé aux débris de la roche, créera la terre à la longue. En traversant ces rudes vallées où de basses maisons de pierres sèches attristent les yeux de leurs teintes grises, partout, sous les arcades du rez-de-chaussée qui portent la maison elle-même en arcades, - au beau moment de l'année, - vous verrez deux ou trois jeunes filles au teint brun, aux dents blanches qui sourient au passant et tissent de l'or.

Rien de plus inattendu dans cette campagne de pierre, près du jardin indigent maigret, que de voir une famille aisée, occupée toute entière à un métier de luxe.

Ces hommes que la tradition nous a fait si durs, si sauvages, vont chaque jour s'affinant, s'adoucissant. Les enfants, mieux que les pères, témoignent que la bénédiction de la nature est enfin tombée sur cette race laborieuse qui la méritait si bien.

Près d'Aubenas, la victoire de l'homme sur la pierre est décisive. Il y a des vignes, du blé, une terre, peu fertile peut-être, mais enfin, il y a une terre. Les rochers, eux-mêmes, semblent pris d'émulation ; ils portent sur leurs prismes basaltiques de petites plaines en miniature bien cultivées.

J'ai vu tout cela doré, harmonisé du soleil du soir. Tout semble si beau à cette heure ! Chaque site alors est le plus beau site. Cette maison, cette famille réunie, devant laquelle vous roulez si rapidement, vous étranger, passant, c'est la maison, la famille heureuse entre toutes.

Haut, bien haut, plane un dongeon noir, pour témoigner des mauvais temps qui ne sont plus, pour faire bénir l'époque où la terre, peu à peu, appartint à celui qui la cultive. Ici, ce droit semble sacré, cette terre n'existait pas, le seigneur n'a pu l'inféoder. C'est l'arrière-petit-fils du premier possesseur, l'homme, le pasteur du désert, qui l'a faite, cette terre, et de ses sueurs l'a fécondée.

Dans le haut Vivarais, où se dressent les montagnes les plus élevées des Cévennes, le Mézenc, le Gerbier des Joncs, d'où part la Loire, la nature comparée à celle du bas Vivarais, semble redevenue toute maternelle. Si les hauts sommets gardent leurs neiges, les pentes fécondées par les sources qu'elles distillent, se revêtent de forêts, de verts pâturages. Ce n'est plus la lutte héroïque de l'homme pour dompter les éléments rebelles et faire éclater le triomphe de la vie sur les ruines. Les horizons sont grandioses ; vous admirez, mais vous n'êtes plus attendri.

Jules Michelet, Notre France, 1886